
30 ans après, le dindon est toujours vivant
Le 18 novembre 1968, venant à peine de sortir des événements de mai, nous reçûmes comme l’ensemble de l’armée, l’ordre de rester vigilant. D’autant, qu’au mois d’août, les chars soviétiques faisaient leur entrée en force en Tchécoslovaquie. En mai, nous avions reçu l’ordre de nous rendre en région parisienne, pour participer au maintien de l’ordre. C’est à Pontoise, dans un régiment de transmissions, que le 2ème escadron s’installa pour une durée indéterminée...
Paradoxalement, sans doute le fait d’être chez les transmetteurs, il nous fût interdit de communiquer avec l’extérieur... au cas ou ! D’autant qu’un peloton, qui sans le faire exprès ou par zèle de son chef, s’était aventuré un peu trop près d’une manif au risque de se faire lapider, avait du rebrousser chemin rapidement pour venir se remettre à l’abri parmi nous.
On rappela donc au lieutenant de RITA, le chef de peloton à qui était arrivé cette mésaventure, qu’avant de prendre une telle initiative, il aurait dû rendre compte... Ce dernier se tint à carreau pour le restant du séjour. Et puisque nous parlons de carreau, il faut dire que nous occupions une grande partie de notre temps au jeu. Car à défaut de pouvoir sortir et de consulter des cartes d’État-major... nous nous entraînions à manier les cartes de jeux. Beaucoup, après ce passage obligé dans le chef-lieu du Val de l’Oise, sortirent bien meilleurs au tarot que spécialistes du maintien de l’ordre.
Le commandement s’aperçut assez vite que notre présence serait plus utile dans le Pas de Calais. Et c’est sans nous retourner que nous franchîmes dare-dare les portes un peu rouillées de cette bonne vieille caserne pour retrouver notre citadelle et reprendre nos missions de D.O.T.
Tout cela, pour dire que ce « fameux » 18 novembre, quand l’alerte mistral fut déclenchée, personne ne fut surpris. Au point que nous étions tous prêts à refaire campagne, même s’il fallait repartir sur Paris. Comme fourrier de l’escadron, je m’occupais à distribuer au plus vite les matériels de l’intendance, pour que les pelotons puissent être éventuellement autonomes pour la durée de l’alerte.
L’escadron était sens dessus dessous, chacun se pressait pour être le premier sur le pied de guerre. Le commandement de l’escadron était, ce jour-là, assuré par le lieutenant en premier. Le capitaine avait dû avoir du flair, il était absent pour la journée. L’ordre de départ fut donné et nous fîmes mouvement en direction de notre lieu d’affectation, en l’occurrence Habacq pour notre escadron. Chaque peloton rejoignit son emplacement et le PC, dont je faisais parti, occupa les sous-sols dans les dépendances d’une « petite » ferme.
Pendant que tout ce beau monde était absorbé, voire captivé par la mission, je profitais de ce branle-bas de combat pour faire avec mon adjoint le solide soldat TACALDIRE, le tour du propriétaire. Le temps était frisquet et malgré nos vestes matelassées, nous commencions à avoir froid. Les jours avaient considérablement diminué et la nuit prenait de l’avance. Avec l’adjoint, nous fumions tranquillement notre cigarette, quand soudain ! ... au lointain, nous entendîmes comme des bruits de battements, des espèces de glougloutements, il nous fallait en avoir le cœur net !
Nous nous dirigeâmes, à la lueur de nos TL 122, dans la direction du vacarme, qui semblait provenir d’assez loin de la ferme dans laquelle nous avions nos quartiers. Le bruit devenait de plus en plus fort, nous poursuivîmes notre avancée, jusqu’à ce que nous tombions sur une espèce d’enclos grillagé, dans lequel, grâce aux faisceaux lumineux de nos lampes, nous aperçûmes des centaines de bestiaux à plumes qui s’agitaient à l’intérieur. Je m’entendis dire : « C’est quoi ça ? » « Des dindons », me répondit mon acolyte. Sur ce, nous rebroussâmes chemin pour rejoindre au plus vite les guerriers.
A peine de retour, dans la carrée, le lieutenant me dit « Qu’est ce que vous foutez, Galande, on crève de faim ! » - « Mais, mon lieutenant, tout le monde à une ration individuelle. » - « Galande, en tant que fourrier, vous êtes aussi le popotier désigné du PC. » Et là-dessus, je racontais ma rencontre de nuit avec les « gallinacés ». Sans coup ferir, il me fut répondu : « A la guerre comme à la guerre... » Alors ça, il ne fallait pas me le dire deux fois !
Après avoir récupéré l’adjoint, je lui explique l’affaire, et ensemble, nous convenons de la meilleure tactique pour surprendre et capturer l’animal qui servira à améliorer l’ordinaire du PCS.
Arrivés sur les lieux du « crime », l’opinel entre les dents, je prenais l’initiative et me lançais sous les fils de fer, comme je l’avais appris sur le parcours du combattant... Je m’approchais au plus près pour choisir ma future victime, mon soldat qui m’avait suivi et qui me voyait hésiter, se jeta sur les bêtes tel un rugbyman au moment du placage. Ce fut le vrai bordel dans la basse-cour, ça voltigeait dans tous les sens, les glouglous devenaient des cris perçants qui devaient s’entendre à des kilomètres. TACALDIRE réussit enfin à choper un dindon par une patte et il me dit « il faudrait lui lier les pattes avec de la corde », je lui répondis « ça ne va pas, nous ne sommes pas là pour faire un prisonnier ». Nous lâchons les pattes pour choper le cou et le tordre jusqu’à n’en plus finir... L’animal était pesant. « Ca se trouve », pensé-je, « c’est l’escadron complet que nous allons pouvoir nourrir avec ce monstre ». Après avoir chargé la volaille, nous retournons rapidement vers la ferme. Dans ma « petite tête », je voyais déjà tout le peloton réuni autour du feu, tapant sur leurs gamelles en attendant le bon gueuleton. Mon rêve allait devenir cauchemar car, plus nous avancions vers notre but, plus nous distinguions des mouvements de véhicules autour de notre PC, les personnels couraient dans tous les sens en hurlant « embarquez, embarquez... » Là, je me suis dis : « y a un problème », et je compris enfin en entendant le mot « FINEX ».
Dans un réflexe, je jetais la bête dans la caisse d’un GMC qui passait à ma hauteur et j’embarquais à mon tour, complètement sonné, jurant à m’égosiller.
De retour au quartier après la réintégration et l’autorisation de départ, je me retrouvais face à mes responsabilités et je prenais la mesure de mon geste imbécile. Je chargeais le cadavre dans un sac à paquetage et je décidais plutôt que de le balancer n’importe où, de l’offrir à des personnes démunies.
Une semaine plus tard, après qu’une plainte eut été déposée par l’aviculteur qui s’était rendu compte « vu le champ de bataille », que quelqu’un s’en était pris à ses protégés, l’enquête fut rapidement menée et je me retrouvais tout « péteux » au garde à vous, dans le bureau du capitaine afin de m’expliquer sur le « vol » de deux dindons ? Pourquoi pas ? D’autres avaient peut être aussi décidé d’améliorer leur menu ? Quoi qu’il en soit, devant mes explications hésitantes, le capitaine, qui d’ailleurs portait un nom d’oiseau, me vola dans les plumes avant de me tendre la sienne pour signer en bas à droite : 15 jours d’arrêts. Le fait, d’avoir été accusé de double assassinat, me contraria d’avantage que d’avoir pris les arrêts. Mes camarades, qui me sentaient déprimé, reprirent en partie l’affaire et découvrirent assez vite, qu’il y avait bien un deuxième larron, je ne m’en trouvais pas pour autant ravi.
Grâce à ces dons pour la restauration collective, je fus muté, quelques temps plus tard, au service de l’ordinaire et c’est cette spécialité que j’ai exercée pendant quasiment le reste de ma carrière.
Cette mésaventure ma appris : que « défiance est mère de sûreté » mais qu’aussi « bien mal acquis ne profite jamais ». Depuis cette date, moi le dindon de la farce, je n’ai plus jamais mangé de cette volaille, ni en escalope, ni en brochette. D’ailleurs à sa vue, j’en ai encore des frissons.
Peut-être que le fait d’avoir écrit ce poulet (bafouille), va exorciser ce mauvais souvenir. Peut-être aussi n’ai-je pas tout raconté, il y a tellement longtemps et, dans le fond, c’est aussi bien comme ça, car dans les trous de mémoire, l’on enfouit aussi ce qui pourrait déplaire à certains...
Et pour terminer
Je rentrerai dans la volière
Quand les dindons n’y seront plus.
J’y retrouverai la lumière
Et les traces de ma vertu.